Chaplin avait la Tomainia, Hergé a la Syldavie

La huitième aventure du reporter belge aurait pu s’appeler « Tintin contre les nazis », si elle était parue à l’époque du Lotus Bleu. Mais depuis le milieu des années 30’, avec L’Oreille Cassée, Hergé a abandonné la dénonciation politique frontale, il préfère dissimuler ses messages en envoyant Tintin dans des pays fictifs aux noms hauts en couleurs : bienvenue en Syldavie !

Cet album est l’une des aventures les plus dépaysantes de Tintin : Hergé a inventé deux pays entiers pour notre plus grand plaisir ! La brochure syldave, introduite en plein cœur de la BD, compte parmi les plus belles planches de Tintin. On comparera avec intérêt la Syldavie inventée en 1938 par Hergé, et celle revue par Edgar P. Jacobs pour la réédition couleur de 1947.
La première, créée avant guerre, est nettement plus politique : avec sa garde royale inspirée des monarchies européennes, son Pélican Noir qui rappelle l’Aigle autrichien, sa langue d’inspiration germanique (kzommet micz omhz = kommen [Sie] mit uns), ses paysages montagneux et ses grandes forêts, la première Syldavie représente clairement une petite monarchie européenne sous la menace nazie, probablement l’Autriche, mais peut-être aussi la Belgique.
Après-guerre, en 1947, Edgar P. Jacobs exploite l’alphabet cyrillique introduit initialement par Hergé, il donne une orientation nettement plus slave et balkanique à ce pays imaginaire : magnifiée par le travail minutieux de Hergé (architecture du palais), la Syldavie gagne en exotisme ce qu’elle perd en contenu politique.

Huitième aventure de Tintin, cela signifie aussi que Hergé a pris de la bouteille : exit les véritables incohérences de scénario et le tempo flottant, ici le rythme est bon, l’intrigue est solide, les événements s’enchaînent avec efficacité. Mais la volonté poursuivie par Hergé d’offrir deux niveaux de lecture l’oblige à quelques contorsions narratives, qui ne seraient pas comprises si elles n’étaient clairement expliquées : Le Sceptre d’Ottokar est un album riche en explications, en soliloques destinés au lecteur, et les dialogues dévorent parfois les trois-quarts d’une vignette. C’était un mal nécessaire pour marier à la fois intrigue dépaysante et dénonciation de l’Anschluss.

Album paru en 1938-39, à une époque où les perspectives s’assombrissent en Europe, cette aventure porte la trace de ces années noires : le Roi de Syldavie est littéralement encerclé par les comploteurs, qui semblent avoir noyauté toutes les échelles de l’armée et du palais. Entre les militaires du poste-frontière, les plans d’invasion, les avions de guerre et la D.C.A, il n’aura jamais été autant question de guerre dans une aventure de Tintin...

Bilan, une intrigue dense, rythmée, mais sombre. A lire dans la version originale pour savourer le tempo que Hergé insuffle à son récit : la composition des premières planches est exemplaire, leur enchaînement est parfait. Autre élément qu’on ne retrouvera malheureusement pas dans la réédition de 1947 : les larmes de Tintin lorsqu’il reçoit l’ordre du Pélican Noir.
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le 26 juin 2013

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Wakapou

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