Amour et révélations

Quand j’ai découvert Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, il y a six ans déjà, sa lecture a été un choc pour moi. Sans doute l’un des cinq ou six plus grands chocs que j’ai ressentis de toute ma vie en lisant un livre (en BD, il n’y avait eu que la Ballade la mer salée, et en littérature, les noms qui me viennent à l’esprit sont ceux de Faulkner, Selby Jr., Primo Levi…). J’ai cassé les pieds de toute ma famille et de tous mes amis, sans parler de ceux des lecteurs de Benzine Mag quant à la nécessité vitale de lire ce livre. Et évidemment, la partie centrale consacrée à la Shoah rendait cette lecture encore plus indispensable…

Les six ans qui ont séparé la parution des deux livres ont évidemment exacerbé, non pas mon impatience de connaître la suite des « aventures » de Karen Reyes, mais plutôt ma crainte d’une déception que je considérais comme inévitable. A la parution du livre deuxième du « grand œuvre » au stylo bille d’Emil Ferris, j’ai préféré l’ignorer, prétendre qu’il n’existait pas, et il a fallu qu’on me l’offre en cadeau de Noël pour que je ne puisse plus éviter de l’ouvrir… même si j’ai encore procrastiné quelques semaines…

Bon. On y est. Première constatation : formellement, c’est toujours à tomber par terre, tellement c’est beau, tellement c’est créatif et intelligent. Mais, évidemment, l’effet de sidération initial est é. C’est sur le fond que le bât blesse d’abord : on attend la suite de l’enquête quasi policière menée par la petite détective / loup garou vêtue en détective privé de chez Chandler ou Hammett, pour découvrir qui a tué Anka Silverberg, sa voisine survivante de l’Holocauste (le livre se déroule dans les années 60, à Chicago)… Et également pour comprendre ce qui se e dans sa propre famille, du fait des liens de son frère adoré, Deeze, avec le parrain de la pègre locale. Au lieu de ça, Ferris nous offre de longues balades de Karen avec son frère dans les rues de la ville, dans ses restaurants, ses clubs, et son musée (age qui nous vaut des pages graphiquement éblouissantes…). Et puis, car l’adolescence est arrivée pour Karen, il y a la découverte de l’amour, et la confirmation de son homosexualité, qui était violemment rejetée par sa mère croyante. Tout cela est très juste, très beau, et Ferris introduit dans son récit de nouveaux personnages dont on pressent qu’ils joueront un rôle par la suite… Mais tout ça n’est pas aussi ionnant qu’espéré.

Quand, à l’occasion de la découverte de nouveaux enregistrements vocaux d’Anka avant sa mort, on refait un age par les camps de la Mort, le choc est rude (on assiste à plusieurs scènes d’une cruauté indicible), mais le chapitre est trop bref pour constituer un nouveau centre de gravité de ce deuxième tome. C’est au moment où l’on se résigne à une semi-déception que, dans sa dernière partie, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres (re)démarre pour un final explosif, magnifique, traumatique, au fur et à mesure que les révélations sur sa famille s’accumulent sur la pauvre Karen. Jusqu’à une fin en forme de cliffhanger pour le moins… frustrante.

Emil Ferris nous promet et un « préquel » à son histoire, et un « livre troisième » qui devrait conclure tout ça. Ce qui signifie, vu la quantité de travail pour créer ces plus de 400 pages à la fois (sans parler du boulot colossal de traduction et réécriture complète, à la main, pour la version française), encore six ans au moins à attendre…

Mais reconnaissons qu’en brisant l’image du « livre-monument exceptionnel » qui était celle de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Emil Ferris nous rassure : finalement, plutôt que disciple de J.D. Salinger, elle pourrait bien devenir l’Emile Zola ou l’Alexandre Dumas de l’Amérique.

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/02/11/moi-ce-que-jaime-cest-les-monstres-livre-deuxieme-demil-ferris/

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le 11 févr. 2025

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Eric BBYoda

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