Je suis toujours là
7.2
Je suis toujours là

Film de Walter Salles (2024)

Prisonnier du réel

On devait bien en être à une heure et demie de film quand une question me pris soudain : mais en fait, ce qu'on me raconte-là, à quel point ça s'inspire de faits réels ? Pour le dire autrement, est-ce que ce couple Paiva relève de la pure fiction ou bien est-ce qu'il a réellement existé ?

Ça pourra paraître saugrenu à pas mal de monde qu'une telle question ait pu surgir ainsi, en plein de milieu de film. Ça m'a d'ailleurs surpris moi-même. Généralement, au bout d'une heure et demie, on est censé être dedans ; on est porté par l'intrigue et on ne s'en distancie pas ainsi. Alors pourquoi, dans ce cas de figure-ci, face à ce Je suis toujours là, s'est soudainement imposée à moi cette interrogation ?

L'air de rien, c'était un signe que quelque chose clochait. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait comprendre pourquoi je n'ai finalement pas autant apprécié ce film que ce j'aurais pu initialement l'imaginer...


Parce qu'en effet, sur sa première moitié, je dois bien avouer que ce Je suis toujours là a su me saisir de la meilleure des manières.

Scènes de jeunes à la plage, photographie jaunie, coupes régulières et franches comme on pourrait en retrouver dans des films de vacances tournés à la Super 8 ; scénographie qui permet tout de suite d'installer un lieu de vie, une atmosphère du quotidien... Tout ça transpire tout de suite l'endroit et l'époque où c'est censé se er. C'est un régal.


Pourtant j'insiste : je ne suis pourtant pas fan de ces films qui se contentent juste de faire de la reconstitution pour de la reconstitution. Mais là, avec ce Je suis toujours là, l'opération a su fonctionner sur moi tant celle-ci s'est immédiatement inscrite dans une dynamique de personnages en mouvement ; dynamique qu'on va très rapidement mettre en opposition avec celle d'un climat autoritaire sans cesse plus oppressant. À cet hélicoptère d'intro qui survole inhabituellement les plages de Rio répondent vite les barrages routiers et les défilés de camions. On sent déjà que, dans ce pays en ébullition, les deux trajectoires vont se croiser. Les scènes d'insouciance du début se retrouvent dès lors chargées d'une tension invisible mais palpable. On sait que tout ça ne durera pas et, effectivement, à un moment donné, la bascule s'opère.


La grosse force du film est d'ailleurs de savoir jouer de retenue sur sa manière de poser la bascule. Pas d'effusion. Ça se fait sèchement mais sans éclat, sans cri, sans résistance, sans réelle possibilité de résister d'ailleurs. On se laisse faire en espérant qu'on saura ainsi éviter le pire, et même longtemps encore après – même après l'horreur vécue – on espère qu'au fond, tout saura rentrer à la normale. Pour le coup, cet aspect-là du film est à mes yeux une vraie réussite. Et puis on arrive soudainement à cette fameuse heure et demie. Le moment de la fameuse question : tout cela est-il une histoire vraie ? Le révélateur d'une chose qui cloche...


Ce qui a cloché, me concernant, c'est qu'arrivé à ce moment du film, j'ai senti un patinement avec cette impression tenace que le film se refusait à explorer certaines pistes pourtant intéressantes et à sa portée. Au lieu de ça, il installe une attente qui peut certes être perçue comme l'expression d'un pourrissement mais qui, me concernant, a été vécue comme une perte de dynamique dommageable ; une occasion perdue. Mais d'un autre côté, ça s'explique peut-être du simple fait qu'il s'agisse d'un biopic, me suis-je donc demandé. Et donc oui, la fin le relève : la famille Paiva a bien existé et a été victime de la junte militaire alors au pouvoir.

Alors soit, tout s'explique. Tout se retrouve soudainement justifié. Et pour le coup, cette dimension biographique dispose aussi de ses avantages. Je pense notamment à cette traditionnelle diffusion des vraies photos des vrais personnages qui permet de générer l'habituel – facile, il est vrai – mais toujours efficace effet de transition de la fiction à la réalité.

Ça ne m'a d'ailleurs pas laissé indifférent. Je ne nierai pas le fait que, dans le cas de ce Je suis toujours là, ce rappel au réel a suscité chez moi une émotion sincère ; une émotion dont je lui suis d'ailleurs gré...


Malgré tout, je vous l'avoue, je n'arrive pas à déer cette impression de limite que j'ai ressenti face à ce film.

C'était bien parti et c'est retombé. C'est devenu poussif. Pire, c'est devenu convenu. Parce qu'au fond, une fois qu'on a une vision claire sur la situation de Rubens, le film peine à se bâtir autrement que sur le seul déclassement social de la famille Paiva. Personnellement, j'ai eu du mal à sentir comment les personnages ont pu être tenaillé par cette nécessité de reconnaissance officielle. Tout ça, pour moi, est resté plutôt abstrait. Et même si le film évite soigneusement le piège du tire-larmes facile, je trouve néanmoins qu'il s'enlise pas mal dans la multiplication des photos de famille, au sens large comme au figuré, pour au final en tirer peu de choses ; en tout cas peu de choses au regard de ce qu'il aurait pu dire ou montrer à partir d'une telle histoire.


Parce que c'est là le piège de ces films se concentrant sur des figures réelles : c'est qu'ils peinent justement trop souvent à s'en éloigner. S'il avait été pensé autrement, ce Je suis toujours là aurait pu nous dévoiler davantage de ce Brésil des années 70. Il aurait pu aussi nous en apprendre davantage sur le é et l'activisme de Rubens Paiva. Il aurait même pu goupiller tout ça autour de cette idée d'un fantôme persistant qui oblige presque mécaniquement sa femme Eunice à remuer le é ; à vraiment chercher ce dans quoi Rubens était véritablement impliqué, voire à explorer d'autres pistes que celle qu'on lui pose comme actée.

Mais tout ça, l'auteur Walter Salles s'est donc interdit de le faire. Il se l'est sûrement interdit d'une part parce que ça ne collait pas aux faits tels que relatés par ceux qui les ont vécus. Mais il se l'est peut-être aussi interdit pour préserver cette structure simple et consensuelle du bon gars victime d'un régime pas sympa. Et voilà comment, par un étrange paradoxe, en prétendant coller au réel, on s'en distancie finalement. Les idées défendues par Rubens, au bout du compte on n'en saura jamais vraiment rien ; celles défendues par le régime non plus. Parler de répression politique tout en fuyant l'aspect politique de la répression, j'avoue que ça me chiffonne toujours un peu.


Alors certes, ces limites ne font pas pour autant de ce Je suis toujours là un film de peu d'intérêt, loin de là. Je trouve même au contraire que sa grande tenue formelle et son indéniable personnalité font de lui un film qui laisse une trace dans les esprits et qu'il est appréciable pour ça.

Cependant j'ai vraiment le sentiment qu'à chaque fois que je penserai à lui, je penserai à ce qu'il aurait pu être s'il avait pris la peine d'être l'équivalent d'un Z ou d'un Juge Fayard, c'est-à-dire des films qui, au lieu de retracer des parcours et des faits historiques précis, prennent la liberté de simplement s'en inspirer pour aller encore plus loin dans leur démarche d'introspection.


J'ai l'impression que l'époque autorise de moins en moins l'invention, y compris dans les productions exigeantes comme celles-ci et j'avoue que ça me désole un peu. Soit il faut que ce soit vrai, soit il faut que ce soit préexistant, soit il faut que ce soit un canevas convenu jusqu'à la moelle. Et finalement en rentrant dans la convention du biopic, ce film de Walter Salles finit par éteindre la flamme qu'il semblait pourtant chercher à aviver.

Mauvais calcul que celui de s'enfermer dans des conventions et des faits, surtout quand on entend parler de ceux qui, dans le monde réel, ont cherché à le déer.

6
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le 18 févr. 2025

Critique lue 104 fois

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lhomme-grenouille

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