Jusqu'à la lie

Le hasard aura voulu que je ne découvre ce Jusqu'à la garde – lauréat du César 2019 – qu'en 2025, soit sept ans après sa sortie en salle, et cela dans le flux de mes rattrapages post-César de cette année.

Je ne précise bien évidemment pas ça par hasard. Le cinéma français et moi, ça fait déjà un petit moment qu'on s'est éloigné l'un de l'autre, et ils sont désormais devenus bien rares ces moments où j'enchaîne plusieurs films hexagonaux dans le mois. Là, par exemple, sur les deux derniers mois, j'en ai vu cinq (dont ce Jusqu'à la garde), et parmi ceux-là, se trouvaient notamment le Je verrai toujours vos visages de Jeanne Hery et L'histoire de Souleymane de Boris Lojkine. Or ces visionnages rapprochés ont produit chez moi une impression finalement assez saisissante, et cette impression, ça a été de m'être retrouvé trois fois devant le même film, ou – pour être plus exact – devant trois fois le même type de film, produit avec la même recette, par le même type d'auteur, pour le même résultat.


Concernant ce Jusqu'à la garde, ça m'a saisi dès la première scène. Amorce abrupte au sein de la froideur d'une istration française. Approche naturaliste surlignée d'emblée d'un côté par une absence de musique que renforce d'un autre côté la mise en exergue particulièrement appuyée des sons intradiégetiques propres à l'endroit (mais à laquelle ne s'associe pas une photographie toujours – et étonnamment – aussi artificielle).

Entrée dans le vif d'une procédure que le film prend bien la peine d'expliquer d'emblée.

Alors pourquoi pas hein... C'est pédagogique, ça a un effet de réalisme certain, et puis le procédé de narration en in medias res a pour mérite de nous mettre tout de suite dedans. Les acteurs sont très bons, les dialogues ont été pensés pour ménager des nuances entre les personnages qu'on nous brosse, on évite de tomber dans les raccourcis. Ça donne clairement l'impression d'une immersion brute dans le quotidien de quelqu'un. En cela, il y a une certaine efficacité, oui...

Oui... Mais.


Le problème c'est que tout ça est tourné de la même façon et à la même sauce. Alors qu'on aurait pu croire, au vu de l'intro, que le film visait à nous mettre en position de juge se devant de trancher les ambiguïtés de chacune des deux parties adverses, un peu à la façon d'une Anatomie d'une chute, on comprend très vite que, s'il s'agissait là d'une réelle note d'intention, elle est vite mise à la poubelle.

En fait, la situation est assez claire : d'un côté il y a Miriam et ses gamins qui sont des victimes, et de l'autre Antoine qui est un véritable monstre ; monstre qui essaye de se cacher derrière un masque de responsabilité. L'introduction donne d'ailleurs déjà pas mal d'informations allant dans ce sens-là.

La lettre du gamin était quand même sans ambiguïté. Et même si veux bien qu'un gosse de 11 ans soit sous influence, franchement : pas À CE POINT.

Idem, c'était quand même du côté d'Antoine qu'on retrouvait l'avocate virulente, manipulant le sophisme à volonté et puis, bon, on nous précise bien qu'Antoine pratique la chasse. Ça pose quand même un personnage.

Tout ça nous amène vite à comprendre que cette heure et demie de Jusqu'à la garde visent avant tout à DÉCRIRE la réalité d'une situation qui se veut révélatrice d'une société et d'une époque qui sont les nôtres.

L'intention est claire, pas de souci là-dessus. L'objectif est d'ailleurs globalement atteint, pas de problème là-dessus non plus.

Par contre, c'est clairement là que ce genre de film finit inexorablement par me perdre. Parce que moi, face à ce genre de projet-là, je me retrouve avec ce problème qui pourrait se résumer en une seule et unique question.

« Et c'est tout ? »


Parce que bon, ées les vingt premières minutes et le premier tour de garde, on se retrouve quand même avec des enjeux assez clairs et qui ne semblent pas amenés à évoluer : Antoine, c'est un type toxique qui met les gens sous emprise ; quant à sa femme et ses gosses, ils vont être les victimes de cette emprise. Pas d'évolution. Juste de la description. D'un côté, il y aura ceux à qui ce récit fera écho parce que ça leur évoque un vécu et, à l'inverse, il y aura ceux qui auront l'impression de découvrir quelque chose et qui s'en satisferont. Soit. Mais au-delà de ce seul ressort empathique, bah il n'y a pas grand chose en fait.

Et du coup, pour des gens comme moi qui considèrent que le cinéma est un art de la « mise en mouvement » qui implique a minima une dynamique de l'intrigue, des personnages et des situations, bah là, avec ce Jusqu'à la garde, on s'enferme dans une éternelle phase d'exposition qui n'en finit jamais, puisqu'on expose toujours les mêmes enjeux, avec les mêmes personnages qui reproduisent sans cesse les mêmes situations.

C'est juste une question de gradients. À chaque fois ça monte d'un cran, jusqu'à une certaine forme d'absurde.


Car pour permettre à cette même situation de se reproduire ad nauseam, le scénario se permet des arrangements assez réguliers avec la logique.

Antoine débarque chez Miriam, sans son consentement ? Eh bah, qu'elle porte plainte pardi ! Ce n'est pas comme s'il n'y avait pas de précédent ! Il y a déjà un dossier de constitué ! Le juge, lors de la dernière audience, découvrait manifestement l'affaire et a longuement hésité ! Mais là, avec une plainte supplémentaire, c'était plié. Alors je veux bien entendre l'argument du « oui mais elle avait peur. Elle savait de quoi son homme était capable. Donc elle a préféré éviter le pire... »

Bah ouais mais sauf qu'au final : 1) le pire arrive quand même et 2) nous, pendant ce temps-là eh bah on se sera bouffé une heure et demie de situation statique.


Alors je me doute bien qu'en disant les choses ainsi, j'en imagine un certain nombre qui doivent rester les yeux un peu écarquillés, un peu comme si je m'étonnais qu'il n'y ait pas de combats aux sabres laser dans La liste de Schindler. Parce que bon, c'est le genre qui veut ça mon bon m'sieur ! C'est du cinéma social / naturaliste / d'auteur, donc bien évidemment qu'on ne va pas se plier à des conventions « classiques » dans le but de se rapprocher au plus proche du vrai, du pur, du noble, etc. Oui, je connais l'argument par cœur. C'est une vue des choses qui est désormais pleinement intégrée, normalisée, voire même carrément institutionnalisée. En cela je ne découvre rien.

Mais à ceux qui seraient tentés de me rétorquer : « si ce n'est pas ton cinéma, alors tais-toi et ne le regarde pas », je leur répondrais que ce serait adhérer là à une vision du cinéma qui n'est pas totalement la mienne.


D'accord, on a tous nos genres, nos périodes et nos auteurs de prédilection et moi-même, comme beaucoup je pense, j'ai tendance à vouloir privilégier les films qui ont l'air de coller davantage à mes standards et à ne pas m'attarder sur ceux qui ont l'air de s'en éloigner. J'accepte ce point-là.

Par contre, au-delà de cet aspect-là de la question, je vous le dis : je ne suis clairement pas adepte des cultures, sociétés, mondes cloisonnés. Moi, je reste attaché à l'idée qu'il persiste du commun qui dée les particularismes et j'aime voir l'art comme relevant justement de ces éléments qui savent nous porter au-dessus des cloisons. Parce que ce qui est aujourd'hui constitutif de mon cinéma était autrefois, avant de le découvrir et de l'intégrer, quelque chose d'étranger. Le cinéma de Kitano, de Lynch, de Melville, de Kubrick... Tout ça, à la base, ce n'était pas mon monde, mais ça l'est devenu. J'y suis allé parce qu'il y avait quelque chose qui affutait mon regard, mes sens, ma compréhension. Ce cinéma me rendait plus riche. Mais là, quand je me retrouve face à des films comme ce Jusqu'à la garde, de quoi suis-je plus riche ? Je ne découvre rien. Je connais tout. Au bout de vingt minutes, je sais déjà où ça va, et souvent, comme c'est le cas, ça s'arrête à mi-chemin. Et si vous me trouvez dur, je vous invite à lire la partie qui suit et qui est consacrée à sa conclusion.


Comment tout ça se termine au bout du compte ? Comment le film se sort-il de sa répétition en léger crescendo ?

Eh bah ça se finit avec une belle scène bien sensationnaliste. Il vient pour tous les buter. Et c'est la police qui, heureusement, vient les sauver à temps.

Dans cette scène, rien ne va. Ça s'éternise comme jamais. D'un côté Antoine est infoutu de défoncer cette porte. De l'autre, Miriam et son gosse ent leur temps à chialer dans une baignoire (ça valait bien un César d'interprétation pour Léa Drucker, tu penses). Et puis, au milieu de tout ça, on se retrouve avec un policier au téléphone, qu'on estime nécessaire de filmer en gros plan. Le tout s'agence poussivement comme un étrange spot publicitaire au service des forces de l'ordre. D'ailleurs, si en lieu et place du générique du fin, il avait été écrit : « Protéger est notre mission. Engagez-vous. » Ça ne m'aurait formellement pas choqué un seul instant.

Au bout du compte, si on devait faire un bilan sur cette manière de conclure, on pourrait en dire que c'est donc au moment où là situation est enfin amenée à évoluer – à comprendre au moment même où, dans un schéma narratif classique, on sort de la phase d'exposition – que l'auteur Xavier Legrand décide de plier bagage.

« Voilà, c'est fini. On va bien s'dire au revoir comme sur le quai d'une gare... »

De l'exposition. Simplement de l'exposition.

La suite ? Bah on ne va pas te la raconter parce qu'au fond, il n'y a plus rien à dire.

Le méchant est en prison. Les gentils sont libérés, délivrés. On ne les y reprendra plus jamais.

Putain, c'est quand même pauvre.


Alors bon, qu'il y ait un public pour ça, pourquoi pas... Mais moi, j'avoue que je trouve que ça a clairement des allures de docu-fiction tiré de la page faits divers du Parisien.

C'est de l'émotion un peu facile et un peu basique qui touille autour de banales affaires de mœurs.

Même en termes de cinéma d'ailleurs, je suis désolé, mais ça ne met pas grand chose sur le tapis. Il suffit de fermer les yeux pour s'en rendre compte. Combien de scènes ne peut-pas pleinement se comprendre sans image ? Moi, je n'en compte que deux.

1. Le test de grossesse dans les toilettes du lycée.

2. Le malaise palpable de Joséphine lorsqu'elle chante à sa fête d'anniversaire.

À noter que la première concerne un arc qui ne sera finalement jamais exploité par l'intrigue et que la seconde est peut-être le seul moment où le film parvient à générer une forme de suggestion et d'incertitude. La seule scène du genre depuis celle d'intro. Pour moi, ça dit quand même quelque chose du manque d'ambition cinématographique de ce film.

Plus qu'un choix artistique, le naturalisme est ici clairement une sortie de secours. Une manière, une fois de plus, d'évacuer la question formelle. Reprenons le pack habituel, sans musique, sans intrigué, avec la photo lisse standard qu'on voit dans tous les autres films et surtout la brochette d'acteurs habituels qui fera er la pilule, et ça sera suffisant.

Plus que suffisant visiblement puisque, constatez par vous-même : César du meilleur film 2019. Rien que ça...


Alors bien sûr, je ne vais pas faire celui qui découvre. Je me doute qu'ils seront d'ailleurs un certain nombre à s'étonner qu'on puisse encore s'en étonner. Seulement voilà, j'aime régulièrement chercher à ébranler mes certitudes et j'aime croire que, parfois, certaines choses sont plus riches ou complexes que je me les imagine. Mais bon voilà, avec ce cinéma académique français, force m'est de constater que mes certitudes risquent d'avoir la vie dure.

Et manifestement, cela jusqu'à la lie...

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le 21 avr. 2025

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lhomme-grenouille

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