« Dick Laurent est mort »

Au moment où j'écris ces lignes, David Lynch vient de mourir.

Ou plutôt non. Dans les faits, il est mort il y a trois mois tout rond, le 16 janvier 2025. Mais, pour moi, c'était vraiment hier.

Il faut dire que je pense souvent à lui. Parfois plus qu'à des gens qui ont pourtant fait partie, à un moment donné, de mon quotidien. C'est que David Lynch était plus que ça pour moi. Lui, c'était un intime. Et à dire vrai, ça a été surtout le cas à partir de ce Lost Highway...


Je ne sais même plus quand j'ai découvert ce film, ni grâce à qui. Je ne suis d'ailleurs même pas certain qu'il s'agisse-là de mon premier avec le maître. Dans mon esprit, mon histoire avec David Lynch s'apparente de plus en plus à l'un de ses films. Plus le temps e et plus mes repères sont brouillés. Où est le début ? La fin ? Le réel ? Et le sens à tout ça ? Au fond je ne sais peut-être plus parce que j'ai fini par comprendre que ce n'est pas ça le plus important. À bien tout considérer, je crois que c'est avec Lynch que j'ai compris que l'intérêt d'un film ne résidait pas forcément dans l'histoire racontée, sa morale ou son propos. Pour le dire autrement, je crois bien que c'est avec Lynch que j'ai appris ce qu'était vraiment le cinéma ; voire même avec ce film-là, en particulier.

Cela fait des années que je voulais en parler ici mais sans jamais vraiment trouver le temps, ou plutôt le courage. Toujours la trouille de dénaturer une œuvre en posant des mots sur un travail qui – justement – prend tout son sens au-delà du verbe. Jusqu'à présent la défausse avait été pour moi la meilleure des solutions. Mais là, David Lynch est mort. Et chaque jour, c'était encore hier.

Il faut que j'exorcise.


Par où commencer ?

Peut-être par le fait que je n'étais pas prêt.

Personne ne l'est. Et c'est très bien comme ça.

C'est d'autant mieux que Lost Highway ne nous prépare pas à ne pas être prêt.

Car croire que le cinéma de Lynch se limite à faire des trucs bizarres qui rompent de plus en plus avec la logique, c'est mal connaître le bonhomme et son cinéma.

Lost Highway commence de la manière la plus conventionnelle du monde. Un couple qui découvre des cassettes vidéo déposées sur le pas de leur porte et qui, une fois dans le magnétoscope, révèlent des plans de l'intérieur de leur maison. Qui s'est permis ? La police ne relève aucune trace d'intrusion. Il va falloir accepter de vivre avec cette incertitude, jusqu'à la prochaine cassette qui en dévoile plus, et surtout jusqu'à la rencontre de cet étrange individu...


Téléphonez-moi...

Lost Highway intrigue d'abord parce qu'il est un banal film d'intrigue. Et puis il dévie lentement mais sûrement, jusqu'à ce que « patatra... »

Pas besoin d'en dire davantage sur ce qui surviendra. Ceux qui connaissent le film savent de quoi je parle, les autres n'ont pas besoin de savoir. Dans mon cas, je m'étais retrouvé brutalement piégé. Mais qu'est-ce qu'il venait de se er ? Pourquoi cette rupture sèche avant de repartir sur quelque chose de presque prosaïque ?

Je me souviens de ma réaction. J'ai voulu faire l'effort ; me remettre dans le flux ; jusqu'à ce moment où, en voulant raccrocher les wagons, me revint en pleine gueule cette rupture.

Eh oh ! David... Je n'ai pas oublié. C'était quoi ton truc, là ? C'était quoi cette facilité ?

Et là, soudain, au moment même où je me suis dit ça – où j'étais prêt à décrocher et à hurler à l'arnaque –quelques notes de saxophone ont suffi à me raccrocher brusquement.


Je me souviens encore de cette révélation.

Lost Highway n'était pas en train de faire n'importe quoi. C'était même tout l'inverse. Le film savait parfaitement ce qu'il faisait. C'est juste moi qui ne savais pas où il allait. Pourtant il y allait bien. Il allait juste falloir que j'accepte de me laisser conduire sans me fier à ce que me dictaient les habitudes. Et quand bien même ce film me faisait-il régulièrement le coup à base d'attraction / répulsion que malgré tout j'étais bien forcé de constater que le procédé n'était pas gratuit. Il touillait quelque chose de bien précis. Mais quoi ?

C'est à partir de là que j'ai bien été obligé d'abandonner toute approche classique pour parler du cinéma de David Lynch et que s'est imposée à moi la question centrale de toute son œuvre : la question de la sollicitation des sens.


S'engager dans un film de David Lynch, c'est un petit peu comme s'engager sur une route qui trace à travers les vastes contrées américaines en pleine nuit. On ne sait pas où on va ; on a un peu peur d'y aller, mais on y va quand même, parce qu'au fond on sait qu'on y trouvera quelque chose. Peut-être qu'on trouvera quelque chose de destructeur, il est vrai, mais quelque chose malgré tout. Pourquoi reculer, surtout quand c'est David Bowie qui appelle à cette perdition ?

Parce qu'en fait non, s'engager dans ce film de David Lynch, ce n'est pas « un petit peu » s'engager sur une route qui trace en pleine nuit, à travers le désert. C'est au contraire, presque littéralement ça.

C'est ce couloir rouge d'un motel perdu sur fond de Rammstein. C'est un meurtre glauque qu'on a du mal à voir à travers le bruit du camescope VHS. C'est ce porno projeté dans une villa chic totalement déserte. C'est l'étrange course farcesque de Mr Eddy. C'est la paire de seins de Patricia Arquette ET AUSSI celle de Natasha Gregson Warner. C'est ce coin de table en verre. C'est ce fameux homme mystère. C'est « téléphonez-moi ».


Comment vous faites ça ?

En guise de réponse, David Lynch se met à rire...

...Et son rire est inquiétant.


Cette route traçant à travers le désert, il a fallu que j'y retourne une, deux, dix fois... À chaque fois, le même appel. À chaque fois, la même intrigue. À chaque fois, la même touille sur le même point.

À force, pourtant, quelques lignes ont fini par ressortir ; des lignes qui soulignaient toujours ce qui était illusoire.

Renée ou Alice, même femme. Interchangeables. L'une femme domestiquée et l'autre femme fatale, mais au final deux mêmes sources de ion. Deux hommes en perdition. Qu'il soit bon chic ou mauvais genre, les hommes finissent par s'égarer. Le piège est si évident, annoncé, même filmé... Et pourtant ils y vont quand même... Pourquoi ? Porno, coke, saxo, coin de table en verre et tentation du démon : pourquoi ? Pourquoi la fascination de la route qui se perd dans le désert ? Pourquoi on continue à avancer jusqu'au bout de ce couloir rouge ?

Fred Madison, Pete Dayton, mêmes pantins manipulés par les mêmes poupées. Et au bout des fils, toujours le même homme mystère. Cet homme à la caméra qui rit. L'homme qu'on retrouve toujours au bout de ces deux traques : tantôt en quête de la blonde, tantôt en quête de la brune... Blond et brun, comme l'homme à la caméra. Cet homme qui se rit de nous.

Fred, Pete, nous... Même marionnettes du même homme à la caméra...


L'homme a beau ne plus être présent dans la cabane que l'un de ses deux avatars voluptueux vient dès lors nous hanter, se cambrant sur le capot d'une voiture en pleine nuit.


Dick Laurent est mort...

...Mais David Lynch – et malgré tout ce qu'on a pu vous dire le 16 janvier 2025 – lui, il vit.

Et derrière sa caméra, il continue de s

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Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films des années 1990

Créée

le 17 avr. 2018

Modifiée

le 16 avr. 2025

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lhomme-grenouille

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