Il y a chez Kusturica, une manière de faire exister le monde comme un trop-plein. Et Underground, plus qu’aucun autre, est ce moment où cette matière explose. Un film-puits, un film-foire, un film-caverne. C’est le quatrième long-métrage de Kusturica, et son second à recevoir la Palme d’or après Papa est en voyage d'affaires. Mais ici, il n’y a plus vraiment d’affaire, ni de voyage.
Il faudrait sans doute revenir à cette façon qu’a Kusturica, depuis le début, de filmer des territoires. Territoires mentaux, symboliques, mythiques. Underground reprend cette logique, mais l’enracine dans une violence plus sourde, plus tragique, plus politique aussi.
La structure elle-même est un piège. Kusturica nous fait croire à une progression, à des dates, à des époques. On commence en 1941, on finit dans les années 1990, mais rien n’avance. Tout recommence. L’Histoire est une spirale, une machine où les visages changent de rôle sans jamais sortir du même théâtre. Marko, Blacky, Natalija : ils incarnent tour à tour les figures du résistant, du complice et du manipulateur. Il n’y a pas de vérité dans Underground, il n’y a que des postures qui se contaminent.
La cave, ce fameux « underground », devient très vite le lieu le plus essentiel du film. C’est une métaphore évidente, mais dont Kusturica tire une force étrange : la guerre se poursuit sous terre, dans l’oubli fabriqué, dans l’ombre mise en scène. Des générations vivent là, dans le noir, persuadées que le monde brûle encore, alors que le monde, dehors, a changé. Il y a là quelque chose de tragiquement contemporain : cette idée que nous vivons toujours dans des caves mentales, nourris d’histoires falsifiées, d’ennemis imaginaires, de patriotismes hystériques.
Tout cela serait inable s’il n’y avait la musique. Pas comme baume, mais comme poison joyeux. La guerre elle-même devient une sorte de cirque. C’est cela qui dérange : ce rire qui surgit quand il ne devrait pas, cette ivresse qui recouvre l’horreur.
On pourrait dire que Underground est un film sur la Yougoslavie. Ce serait vrai, mais réducteur. Il s’agit moins de représenter un pays que de montrer ce que devient une nation lorsqu’elle se prend au piège de son propre récit. C’est un film qui tue la vérité en la répétant trop fort. Le nationalisme n’est pas dénoncé frontalement, il est montré comme un carnaval qui a mal tourné. La tragédie naît du grotesque. Et l’ennemi, au fond, n’est plus extérieur.
Enfin, la fin est bouleversante précisément parce qu’elle ne ferme rien. L’île, ce morceau de terre flottant, détaché, devient l’image même du refoulement réussi.
Et dans ce geste-là, Kusturica signe peut-être son plus grand film. Pas parce qu’il dit tout, mais parce qu’il laisse tout ouvert. Il y a dans Underground une lucidité délirante, une clairvoyance saturée, une critique qui e par l’excès. Comme si, pour dire l’indicible, il fallait rire trop fort, crier trop haut, faire danser les bombes et chanter les massacres.