Attention aux spoils.
Ce roman de guerre est particulièrement singulier par sa tonalité et la qualité de son style.
J'insiste ici sur la qualité poétique de la prose, qui me rappelle personnellement celle de Giono dans la description des paysages. Cette prose ne cherche jamais l'esthétisme pour l'esthétisme et ne magnifie pas la guerre ; elle façonne ses images avec de la boue, de l'acier et de la chair.
Je lui trouve aussi un sous-entendu religieux, que je crois volontaire. Le age sur le Mont Calvaire, les croix de bois omniprésentes dans le récit, et ces présages terribles qui annoncent les morts comme des prophéties. Ces messages avant-coureurs jalonnent le récit et lui donnent une dimension mystique profonde et sensible.
Je tiens aussi à souligner tout particulièrement la finesse psychologique de certains ages. Je pense notamment au chapitre du Moulin sans aile où il semble sous-entendu que la famille qui offre le gîte aux soldats rencarde les allemands. Ce n'est jamais affirmé de près ou de loin dans le texte, seulement suggéré par une série de détails qui permettent de le comprendre.
Les personnages sont particulièrement attachants : Sulphart, Demachy et même le méprisé Bouffioux. La lecture de cet ouvrage est particulièrement difficile ; une sorte de battle royale où l'on se demande qui va mourir et quand. Pourtant, le récit n'est pas avare de moments joyeux et burlesques, ce qui ajoute à la dramaturgie puisque l'identification aux personnages est très facile.
Une des particularité du récit est que le protagoniste - le narrateur - s'efface complètement au profit de la narration du sort de ses camarades. Ce qui est compréhensible au vu de l'intention de Dorgelès, ancien poilu, de vouloir ranimer le souvenir de ses amis morts. L'ultime chapître expose la vision du narrateur, Larcher, qui se confond avec la figure de Dorgelès :
"On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le coeur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la seconde fois. Non, votre martyre n'est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore, quand la bêche du paysan fouillera votre tombe."
Ce dernier chapitre est d'autant plus remarquable au sein de l'oeuvre que Dorgelès s'interroge sur sa responsabilité d'écrivain, comme gardien de la mémoire de ses camarades tombés.
Le roman se conclut ainsi :
"Et maintenant, arrivé à la dernière étape, il me vient un remord d'avoir osé rire de vos peines, comme si j'avais taillé un pipeau dans le bois de vos croix"
Ce roman est bien davantage qu'un témoignage fidèle sur les conditions de vie des poilus qui ne pourrait intéresser que les historiens ou les inconditionnels du récit de guerre. Personnellement, ce n'est pas du tout l'aspect du roman que j'ai voulu mettre en avant dans ma critique car il y a beaucoup de bons livres sur le sujet.
Dorgelès s'est trompé. Personne n'oubliera ses camarades.