Roman polyphonique à la construction minutieuse, Mon nom est Rouge est le récit qui a apporté la reconnaissance internationale à son auteur, qui obtint d'ailleurs le prix Nobel 8 ans plus tard, en 2006. Si l'histoire se présente sous les traits d'une enquête policière, le vrai sujet du roman est plutôt la place de la Peinture dans une civilisation, et comment elle reflète, par les règles qu'elle respecte, sa vision spirituelle du monde.
Ainsi, à la cour du Sultan en cette fin de XVIe siècle, s'opposent violemment la vision orientale de la Peinture, qui veut peindre "selon le regard de Dieu" sur le monde, sans donc aucun style propre au peintre (une hérésie !), aux innovations venus d'Europe, et notamment de Venise, avec ces nouvelles idées si brillantes et dérangeantes que sont le portrait et la perspective. Pamuk met brillamment en scène tous ces enjeux, et cette lecture permet de mieux comprendre, finalement, le rôle important de la Peinture dans les débats d'idées à travers les siècles : la Peinture, comme tous les Arts, est le témoin d’une époque et de ses Idées qui s'affrontent.
Le récit est traversé de belles fulgurances, dans lesquelles Pamuk montre toute la qualité de sa plume colorée. Son recours à la polyphonie – une quinzaine de narrateurs se ent le relais tout au long du texte – montre son intérêt pour les techniques d’écriture contemporaines, ce qui n’était pas pour me déplaire.
- C’est un beau sujet, a dit l’autre, mais n’oublie pas que les couleurs ne sont pas des signes, mais des sensations.
- Explique alors, si tu veux bien, le rouge à qui ignore la vue du rouge.
- Au toucher, du bout des doigts, c’est entre le cuivre et le fer ; pris dans la paume il brûlerait ; dans la bouche, il la remplirait d’un goût de viande sèche et salée ; au nez, il sent comme un cheval, et rappelle la camomille, parmi les fleurs, bien plus que la rose.
A travers son histoire, Pamuk raconte aussi, sans doute, sa mélancolie pour une forme d’art un peu oubliée de nos jours, car ses codes ne sont plus vraiment compris. Ses personnages sont perplexes, voire indignés, mais malgré eux, et plus ou moins secrètement, intrigués ; et il leur fait intelligemment pressentir, que leur peinture éminemment spirituelle sera finalement vaincue par les nouvelles idées vénitiennes : car qui peut résister, honnêtement, à la tentation du portrait ?
Je tiens pour assuré qu’aucun peintre sain d’esprit ne prendra pour modèle un cheval existant.
Ou :
On voit mal le rapport entre ces torchons et la signification du monde, ou la beauté qu’on prête aux créatures divines.
Ou encore :
"De ces portraits émanait une espèce de magie, qui les rendaient incomparables, et qui m’a fait me sentir soudain, au milieu de tous ces tableaux, insuffisant et faible. Comme si j’avais pressenti qu’en étant peint de cette manière, je pourrais mieux comprendre ma raison d’être au monde."
Ce désir lui avait fait peur, car il avait aussitôt perçu que la ion du portrait entraînerait la fin de la peinture de l’Islam, celle dont les grands peintres de Hérat avaient fixé les modèles, parfaits et intouchables.
On pourra déplorer la longueur du texte ; certaines digressions, qui s’enchaînent pour rapporter toutes sortes de légendes sur les pères fondateurs de la Peinture ottomane, pourra ravir les fans du genre, mais ablement ennuyer les autres.
Reste que ce roman du seul Nobel turc à ce jour est une belle découverte à faire, si le courage d’en égrener les quelque 600 pages vous prend (750 en poche). Le romancier m’a plu, par-delà son texte ; et son dernier titre, Cette chose étrange en moi, qui prend cette fois pour cadre l’Istanbul moderne, me fait déjà de l’œil.