Destin cruel que celui de Lucien Baert, ouvrier du Nord de la si plein de ses idéaux communistes que le voilà, enthousiaste et confiant, membre d’une délégation partie visiter l’Union Soviétique en 1939. Arrêté et accusé d’espionnage après avoir manqué le train du retour, le jeune homme qui avait eu le tort de comprendre la supercherie des villages Potemkine se retrouve « prisonnier du rêve écarlate » : torturé, emprisonné puis enrôlé dans l’Armée rouge, renvoyé encore en camp de travail, il connaît trente ans de Goulag avant de parvenir à s’enfuir sous l’identité d’un mort, Matveï Bélov.
Amnistié en 1957 à la mort de Staline, il se reconstruit peu à peu dans un village reculé de la taïga, y menant une vie simple, laborieuse mais paisible, auprès d’une femme, Daria, qui, constatant ses déchirements identitaires, le pousse à rentrer en retrouver les siens. Mais la où il débarque en 1967 n’est plus celle qu’il a connue. Happé par le tourbillon parisien qui s’est emparé de son histoire jusqu’à lui dicter son nouveau rôle de témoin-expert des totalitarismes en tout genre, Lucien ne tarde pas à se sentir comme « un astronaute égaré sur une planète inconnue », les illusions post-soixante-huitardes lui paraissant toutes aussi fausses que les siennes autrefois dans leurs égarements hédonistes, narcissiques et libertaires menant jusqu’à une pédophilie assumée.
Et si le bonheur était tout simplement l’amour de Daria au fin fond de la taïga, là où, confronté à la rigueur d’une existence soumise au rythme des saisons et de la nature, personne ne porte de masque et tout le monde joue le jeu de la solidarité ? C’est sans compter les nouvelles dérives de la société russe devenue cette fois « cet opéra bouffe qui, avec une démesure dont la Russie a le secret, met en scène le capitalisme le plus grotesque. » A croire que nulle part, quelles que soient les modes, les convictions et la théorie sociétale du moment, l’on n'échappe à la folie des excès et des abus. Derrière les utopies et leurs illusions, toujours la même jungle déguisée sous différents costumes.
Cinquante ans d’histoire autant russe qu’occidentale pour constater que la déception fleurit de tout côté : aucune société n’a trouvé la martingale du bonheur. Inutile de chercher les méchants d’un côté, les bons de l’autre. Les dérives sont partout, de part et d’autre, et la sagesse introuvable au-delà de quelques individus au final emportés par la folie collective. Une certaine tristesse accompagne ce constat d’échec systématique des utopies. Même la parole des dissidents s’avère ici sujette à caution. Et, après avoir peint un Lucien manipulé par son éditeur et par la presse pour servir son histoire sous un angle si choisi que fallacieux, l’auteur de pointer quelques distorsions dans les écrits-mêmes de Soljenitsyne.
L’on dévore avec ion ce grand roman initiatique porté par le souffle de l’Histoire et qui, à travers ses personnages et leurs désillusions, pose de manière si vivante ces tristes constats : les sociétés n’ont pas de morale et leurs utopies sont condamnées à l’échec. Coup de coeur.
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