Théodoros est un livre monstre.
Projet de trente ans de Mircea Cărtărescu, le monstre Théodoros commence par nous dévorer, nous lecteur. L’engloutissement sous la langue si foisonnante, riche et incontrôlable de Cărtărescu produit immédiatement un choc : nous entrons dans l’eau gelée d’un torrent de montagne ou dans un bain bouillonnant et infernal. Saisi, nous le sommes donc. Stupéfié devant l’avalanche narrative et érudite qu’est Théodoros. Un jeu hallucinant de poupées russes où l’écriture est un écheveau complexe, déroutant, qui tourne autour des motifs visiblement chers à Cărtărescu : l’infini, la perdition, les villes détachées, les itinéraires souterrains du temps, etc.
Mais, à mi-chemin, et de plus en plus, le monstre Théodoros semble dévorer son auteur. Comme si le sujet, vaste, capital, le débordait, lui et sa langue, jusqu’à ce que la tension s’évapore ou, plutôt, se concrétise en motifs trop souvent répétés, en structures trop récurrentes. Cărtărescu dit avoir ses journaux d’écriture remplis de notes au sujet de ce projet qu’il ne cessait de remettre au lendemain et qu’il a pu, finalement, mener à bien, pendant les années de pandémie. Parfois, le roman donne cette impression curieuse d’avoir trop longtemps baigné dans l’esprit de son auteur, jusqu’à ce que les figures se mêlent indistinctement. L’effet, parfois désagréable, est celui d’une accumulation excessive d’objets et, quelque fois, une complaisance dans une écriture volubile et écrasante. Le talent de Cărtărescu semble être quelque fois son pire ennemi, au sens où, aux endroits où il faudrait couper, rompre le fil de la parole ininterrompue et de la jouissance que cette parole produit chez le parleur, Cărtărescu ne s’arrête pas et épuise, au final, le récit, son intrigue, son urgence.
Parfois, aussi, le trouble quant au statut du personnage pose question et la romantisation lyrique de la violence, physique, sexuelle, n’est pas entièrement maîtrisé et quelque fois véritablement dérangeante, au mauvais sens du terme.
Il y aurait encore beaucoup à dire, je pense, sur ce livre et j’imagine que, en le laissant maturer en moi un moment, remontera à la surface, par effet capillaire, l’écume d’un sens et d’une profondeur qui, écrasé par le poids de Théodoros, a été perdu dans la vase.